#jacques rigaut

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Il prit son stylo, hésita, s’enhardit, toucha le papier, le marqua. Minute émouvante : Alain se rapprochait de la vie. On lui avait appris dans certains milieux littéraires qu’il avait traversés autrefois, à mépriser la littérature. Il avait trouvé dans cette attitude une ligne de moindre résistance qui convenait à sa frivolité, à sa paresse. Et d’ailleurs, ne vivant pas, il ne pouvait imaginer qu’il y eût autre chose que ce qu’il appelait avec un mépris justifié la littérature et qui était justement cet exercice sans but auquel s’adonnent ceux-là qui lui en avaient enseigné le mépris. Il n’avait aucune idée d’une recherche plus profonde, nécessaire, où l’homme a besoin de l’art pour fixer ses traits, ses directions. Et voilà que sans le vouloir, ni le savoir, par un sursaut de l’instinct, il entrait dans le chemin au bout duquel il pouvait rejoindre les graves mystères dont il s’était toujours écarté. Puisqu’il en éprouvait le bienfait imprévu, il aurait pu concevoir dès lors la fonction de l’écriture qui est d’ordonner le monde pour lui permettre de vivre. Pour la première fois de sa vie, il mettait un semblant d’ordre dans ses sentiments et aussitôt il respirait un peu, il cessait d’étouffer sous ces sentiments qui étaient simples, mais qui s’étaient embrouillés, qui s’étaient noués, faute d’être dessinés. N’allait-il pas entrevoir qu’il avait eu tort de jeter le manche après la cognée et d’assurer, sans y avoir beaucoup regardé, que le monde n’est rien, qu’il n’a aucune consistance ?


— Pierre Drieu la Rochelle, Le Feu follet

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