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LE SHAMPOOING


J’écris des choses vraies, pense Latirail. Ce pauvre Mahu est inconscient. Des choses vraies. Au fait, mes chercheurs de poux, ce n’est pas très vrai. Ça sonne faux. Je vais mettre clous. Ça ne fait rien changer. Ils cherchent des vieux clous pour les vendre. Ils ont les mêmes aventures, exactement.

Il faut absolument que je place ma phrase sur les jeunes filles : « Les jeunes filles de quinze ans ont les cheveux gras. Elles se les lavent au vinaigre quand elles vont au bal. Leurs danseurs ont la nausée. Parce que le vinaigre sent mauvais. » Voilà qui est vrai. Mon roman sera truffé de ces remarques. Il faut utiliser le matériau de la vie.

Voyons le Larousse au mot clou. Il y aura des descriptions, ça va me donner des tas d’idées.

— Ninette !… Ninette !… Où as-tu mis les Larousse ?
— Attends, j’arrive… Les Larousse ? Attends voir… Oh ! je les ai prêtés aux Machin. Mais il y a bien six mois. Je n’y pensais plus. Qu’est-ce que tu veux en faire ? Tu veux caler tes dossiers ? On peut mettre une bûche. Attends…
— Non, j’en ai besoin. Un besoin urgent. Je ne peux plus rien faire. Comment veux-tu que j’écrive sans Larousse ?
— Toi ? Tu t’en servais ? Mais qu’est-ce que tu fais depuis six mois alors ?
— Depuis six mois justement je n’y pense pas. Depuis six mois je n’ai plus d’idées. Mon roman n’avance pas… Va tout de suite chez les Machin.
— Maintenant ? Ils vont me croire folle ! Je ne peux pas leur dire que tu en as besoin pour des idées…
— C’est vrai. Dis-leur… qu’on voudrait se renseigner par exemple… sur les champignons vénéneux ? parce que tu as acheté des champignons pour le dîner et que tu n’as pas confiance. Oui, c’est ça.
— On peut se renseigner auprès des marchands…
— Non, tu n’as pas confiance en les marchands.
— Mais alors pourquoi aurais-je acheté des champignons ?
— Parce que tu n’y as pensé qu’après et tous les magasins sont fermés à cette heure.
— Mais je pourrais faire ces champignons demain… Ils vont me trouver complètement dingue de les déranger à neuf heures…
— Eh bien, les champignons ne te semblent plus très frais et pour ne pas les jeter tu veux les cuire immédiatement.
— Tu crois ? Tu crois que ça vaudrait une heure de déplacement aller et retour ? Tu ne crois pas qu’ils trouveront bizarre ?
— Non, c’est plausible.
— Oh et puis zut ! Tu m’embêtes avec ton Larousse. J’ai faim. Je veux manger.
— Ninette, je t’en prie ! Je te jure, c’est urgent. Pense à moi, pense à nous, pense à mes chercheurs de clous…
— De quoi ?
— De clous.
— C’est plus des poux maintenant ? Tu as changé ?
— Oui, ça fait plus vrai. Je veux écrire un roman vrai. Il faut qu’il soit bourré de choses prises sur le vif. Par exemple écoute ça : « Les jeunes filles de quinze ans ont les cheveux gras. Elles se les lavent au vinaigre quand elles vont au bal. Leurs danseurs ont la nausée. Parce que le vinaigre sent mauvais. » Crois-tu que c’est vrai, hein ! crois-tu !
— Mon pauvre vieux, on ne se lave plus les cheveux au vinaigre ! On se lave au shampooing Dop. Tu ne sais pas encore ça, toi, un romancier ?
— Tu crois ? Même les jeunes filles de quinze ans ?
— Surtout elles.
— Même à la campagne ? Je pourrais rajouter « de la campagne »…
— Même elles. Et d’ailleurs elles n’ont plus les cheveux gras. Les permanentes dessèchent complètement les cheveux.
— Tu crois ?
— Comment, si je crois ? Qu’est-ce que tu regardes quand tu te promènes ? Et puis on ne dit pas « qui vont au bal », on dit danser, tout simplement… Oh je t’en prie ! Tu ne vas pas pleurer ! Arrange-toi pour être à la page, écoute parler les gens. Et puis, je te les corrigerai, tes phrases.
— Ben, je vais mettre la tienne avec le shampooing Dop puisque c’est plus vrai.
— Tu crois que ce sera intéressant ? Je me demande… Et puis le shampooing Dop, dans dix ans… tu sais…


— Robert Pinget, Mahu ou le Matériau


*


CHAMPIGNON


Il ne fait vraiment pas bon se tromper en matière de champignon. L’aventure peut coûter très cher à une maison d’édition. Où se trouve la plus belle et la plus ancienne planche de champignons ? Dans le Petit Larousse illustré, depuis le premier millésime, en 1905. Et tous les mycologues de France et de Navarre de la consulter avec délice, effroi, et attention. Qui n’est pas allé vérifier, du temps où Internet n’existait pas, si le champignon cueilli au pied du cerisier était comestible, en essayant de le retrouver sur cette planche ? Une planche qui d’ailleurs a été parfois arrachée dans les dictionnaires trouvés en brocante. Dès 1905, elle est en effet en couleurs : page 167.

Heureusement cependant que les mycologues, les gastronomes, les promeneurs […] sont vigilants. Car, pour le millésime 1991, ce fut au moment de la naissance du nouveau-né de l’année, à la fin du mois d’août, une attaque sans précédent des champignons vénéneux au cœur du Petit Larousse illustré. En cause, on l’a déjà compris, la planche des champignons. Erronée !

[…]

Elle n’est pas énorme, la bavure, mais grave, mortelle en effet. Le Petit Larousse 1991, premier jus, devenait à son corps défendant un alibi de choix pour le crime parfait. « Trois champignons empoisonnent Larousse », en effet, c’est le titre précis de France Soir. Voilà de fait que l’amanite phalloïde, l’amanite vireuse et le cortinaire se retrouvaient parmi les champignons non vénéneux. Comment était-ce possible ?

Des pastilles collées au mauvais endroit, peut-être le résultat d’une chute dans l’escalier et d’une réinstallation trop rapide, juste avant l’impression, fatale inversion entre pastilles de couleurs, noire ou rouge, et ce sont des champignons mortifères qui sont étiquetés « indifférents », personne alors pour vérifier une dernière fois, et voilà 180 000 exemplaires du Petit Larousse en couleurs à retirer d’urgence de la vente, trente millions de francs partis en fumée […].

[…]

C’est une certitude, quelques-uns de ces dictionnaires vénéneux dorment encore paisiblement sur quelque étagère, dans quelque armoire, attendant impitoyablement leur victime. Quand au dicopathe, il rêve de mettre la main sur un de ces exemplaires, avec la planche criminelle. Je dispose d’un dictionnaire pour lycéens du XIXe siècle, sans le mot fesse, considéré comme indélicat et indigne. Je l’appelle le « dictionnaire sans fesse ». Quand au « Larousse tueur », ce serait le dictionnaire du crime parfait. Belles-mères, tremblez !


— Jean Pruvost, Le Dico des dictionnaires : Histoires et anecdotes

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